FRANCOIS BIDEL

FRANCOIS BIDEL

Publié le 25/02/2021 dans HISTOIRES FORAINES

FRANÇOIS BIDEL,

UN LION PARMI LES LIONS

 

Bidel, que Victor Hugo qualifiait de « lion parmi les lions », pratiquait le « travail en férocité » devant un public qui venait assister à l’affrontement de cet élégant belluaire à la carrure d’athlète avec des fauves de toutes natures réunis dans une même cage. Cet homme - à qui François Coppée et Paul Hervieu consacrèrent des feuilletons dans la presse de l’époque - qui forma de nombreux belluaires, fut aussi un syndicaliste forain, fondateur de l’Union Mutuelle. Un homme qui, comme Jean-Baptiste Pezon, a profondément marqué la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et les premières années du vingtième. Juste avant que les ménageries foraines ne disparaissent des champs de foire, cédant peu à peu la place aux petits cirques voyageurs.

Né à la Saint-Romain. François  Bidel est né le 23 octobre 1839 sur la foire Saint-Romain, à Rouen, où ses parents  avaient monté leur « Cabinet d’histoire naturelle » - sorte de petit entresort animalier dans lequel le jeune François se familiarisa très tôt avec les animaux.

Bidel perdit son père à l’âge de 6 ans, et aida sa mère qui continua le métier sur les fêtes et foires où elle rencontra un jeune dompteur italien, Upilio Faïmali. Le jeune François, alors âgé de 14 ans, supportait difficilement la cohabitation avec le compagnon de sa mère... Aussi, il quitta la baraque familiale pour s’engager comme palefrenier auprès d’un arracheur de dents itinérant. A ses côtés, il s’exerça au boniment, et acquis rapidement l’art et la manière de séduire le public avec l’emphase qui convenait.

Il devint ensuite guide d’un « Musée de cire », où il présentait différentes scènes et personnages. Ce musée, qui appartenait à Eugène Lecuyer, présentait toutes les célébrités de l’époque et les scènes de vie à sensation du moment, sans compter quelques « tableaux » antiques, avec des personnages de la Grèce et de la Rome antique.

Le travail ne manquait pas... mais François Bidel avait la nostalgie des animaux. Aussi, le jour où une ménagerie s’installa à côté du Musée de cire d’Eugène Lecuyer, il y passa tout son temps libre et, la fête terminée, les baraques démontées, il se fit embaucher comme garçon de piste et bonisseur.

 

Sa seule envie, entrer dans la cage. En parade, il exaltait la férocité des lions de Nubie et d’Abyssinie, alors qu’en coulisses, il était garçon de cages. Se familiarisant avec les fauves, assurant le service, il rongeait son frein, pestant d’être relégué à des tâches subalternes, avec l’envie d’entrer dans la cage chevillée au corps… La tournée le mena à Orléans, Blois, Tours, Poitiers, Angoulême... puis Bayonne où il eut l’occasion de s’illustrer. En effet, à quelques minutes de la représentation, ce fut… « panique à la ménagerie » : Athir s’était échappé !

Athir n’était autre que le tigre royal réputé – exagération obligatoire  de bonisseur– « pour sa cruauté et sa férocité ».
Repéré au fond d’un atelier de serrurier, le jeune François ne laissa pas passer l’occasion. Repérant le fauve, il bondit sur lui, le ramenant manu militari dans sa cage.
Un acte de bravoure qui aurait pu lui valoir la reconnaissance de son employeur.  Que nenni… Ce dernier, ayant prévu une tournée de plusieurs mois en Espagne, congédia notre jeune héros sous prétexte qu’il ne parlait pas la langue de Cervantès. On le retrouva donc quelques jours plus tard à la foire aux plaisirs, sur la place des Quinconces, à Bordeaux, où il fabriquait et vendait des petits ballons. La foire terminée, il rejoignit la ménagerie des frères Pianet où il put enfin accéder à la carrière à laquelle il rêvait depuis si longtemps...

Depuis le temps qu’il observait les faits et gestes des dresseurs, les numéros présentés çà et là dans différentes ménageries foraines, François  Bidel était convaincu de pouvoir faire plus et mieux, ou du moins autrement. Aussi, lorsqu’il quitta l’établissement des frères Pianet pour monter sa propre ménagerie, il était bel et bien  décidé à rénover le métier.

 

Sa première ménagerie. C’est un François Bidel propriétaire d’une modeste ménagerie qui se maria avec Maria, la fille adoptive de Lecuyer (le propriétaire du Musée de cire). La noce fut festive et royale, mais le lendemain, les époux se retrouvaient sans le sou. François Bidel dut alors convaincre le propriétaire d’une grande ménagerie de l’époque de lui prêter quelques animaux, dont des reptiles, mais c’était loin d’être l’opulence pour le jeune couple. Aussi, lorsqu’à la foire de Bordeaux, il croisa le Cirque Rancy qui lui proposa un poste de régisseur, il accepta d’emblée, inventa de nouveaux numéros, créa des scènes audacieuses, parfois même complexes en ayant toujours, chevillée au corps, cette insatiable envie d’entrer dans la cage.
M. Rancy ayant acquis des loups cerviers et un cheval que personne ne pouvait dresser, Bidel s’attela à la tâche et réussit au-delà de toute espérance.
Las... le dressage mené à bien, Rancy fit appel à un dresseur anglais pour présenter le numéro. Résultat, Bidel quitta le cirque et investit ses économies dans une modeste  ménagerie qu’il inaugura en août 1866 à la foire de Perrache, à Lyon. On y trouvait des crocodiles, quelques serpents dont un boa constrictor, et un singe, Simon, qui faisait de bien belles grimaces.  Si ce n’est que quelques semaines plus tard, un de ses crocodiles péri... Or, celui-ci étant à l’affiche, Bidel le fit empailler laissant croire au public qu’il somnolait. Entre Lyon et Marseille, Maria accoucha d’une jolie petite fille. Dans la cité phocéenne, Bidel rencontra un tel accueil qu’après trois semaines de foire, il put acheter la lionne Saïda, puis montrer deux hyènes et des loups. Le public se pressait désormais pour assister aux prouesses de ce dompteur qui avait troqué le dolman pour une redingote bleue nuit ou noire, une culotte de daim gris, et des bottes à l’écuyère.

 

Succès en France et en Italie. Notre homme se targuait de réunir des bêtes aux instincts opposés. Sans compter que ses présentations en férocité n’avaient d’autre but que valoriser son statut aux yeux d’un public venu voir le dompteur se faire manger par les fauves...
Plein d’ingéniosité et de trouvailles, François Bidel fit même pénétrer dans la cage un mouton. Las, l’ovin ayant sans doute eut la frousse de sa vie, ne voulut jamais y remettre les pieds !
En 1871, il dut interrompre sa tournée pour se rendre au chevet de sa mère mourante, installée à Ferrare, en Italie. Là-bas, il retrouva Faïmali avec lequel il s’associa pour une grande tournée transalpine qui les mena à Naples, Florence, Rome, Turin, Gênes, mais aussi dans le Piémont où ils donnèrent une représentation devant le Roi Victor Emmanuel et sa Cour. Dispute avec Faïmali, retour en France... A Bordeaux bien sûr, mais aussi à Rochefort où il se fit accrocher pour la première fois. Alors qu’un lion lui résistait, Bidel leva sa cravache au moment où le fauve s’élança crocs en avant. Il échappa à la morsure, mais la patte de l’animal s’abattit sur sa cuisse qu’il entama profondément.

 

Parenthèse parisienne. En 1873. Bidel, installé à la fête de Neuilly reçut un accueil triomphal du public parisien. Reconnu et fêté en province, il était enfin salué à Paris comme un « Grand parmi les grands belluaires du moment ». Et n’eut alors qu’une envie, y revenir. En attendant, la tournée repris vers de nouvelles villes françaises et européennes avant de revenir à Paris où notre belluaire  avait repéré un terrain sur le boulevard Richard Lenoir. Il contacta le propriétaire à qui il confia vouloir ouvrir un bazar. Drôle de bazar d’où provinrent bientôt grondements, rugissements et barrissements…  Il lui fallut donc impérativement obtenir l’accord du préfet de police peu enclin à autoriser l’installation d’une ménagerie en plein Paris. Mais c’était compter sans l’opiniâtreté de Bidel qui lui arracha une autorisation reconductible tous les 15 jours. De guerre lasse, il finit par louer un nouvel emplacement – toujours à Paris – dans la cour des Magasins Réunis près de Château d’Eau, mais il n’y restera que peu de temps, chassé par un cirque américain – le Cirque Myers – qui n’hésita pas à offrir au propriétaire cinq fois le prix du loyer versé par Bidel !

 

Barcelone et Madrid à ses pieds. A Marseille, alors que la famille s’était  agrandie avec l’arrivée d’un garçon, le public était toujours aussi nombreux à applaudir les exploits de Bidel et ses dompteurs. Des banquiers espagnols lui proposèrent une saison à Barcelone dans de telles conditions financières qu’il ne put refuser. Sur place, son spectacle fit craquer le public Catalan, mais très vite des dissensions apparurent avec les banquiers. Bidel quitta alors Barcelone pour Madrid, où tout ce que la capitale espagnole connaissait de célébrités défila à son spectacle, roi d’Espagne compris. Après Victor Emmanuel d’Italie et Alphonse XII d’Espagne, la ménagerie Bidel pouvait légitimement affirmer présenter un « spectacle royal » !

En 1878, notre homme quitta l’Espagne pour l’Exposition Universelle prévue en France. C’est ainsi que le public le retrouva à la Foire au pain d’épices, avant son installation rue de Morny, située entre l’Hippodrome et le Trocadéro. On y croisait, excusez du peu, Gambetta, Emile de Girardin, le Prince de Galles et tant d’autres…

Pendant six mois notre homme fit salle comble devant un public conquis.

 

Rencontre avec Rosa Bonheur. Bidel qui avait désormais pignon sur rue, repris une nouvelle fois les tournées avec la réunion dans une même cage d’animaux différents, conjuguant douceur et férocité, éléphant et ours blanc, hyène et lion... Des bourrées partout, avec un public qui ne se lassait pas...

François Bidel n’en décida pas moins de retrouver le public italien avant de rentrer une nouvelle fois en France… A Nice précisément où il s’installa pour plusieurs semaines, et où Rosa Bonheur (peintre) venue l’encourager, lui demanda de lui confier des lionceaux pour qu’elle puisse faire des études et croquis. Ce qu’il accepta bien volontiers.

La tournée se poursuivit en remontant sur Paris et, de ville en ville, Bidel pimentait ses représentations avec l’entrée en cage de personnalités ou notables locaux. A Paris, c’est une tragédienne, Mlle Roselia Rousseil qui y récitait des vers à sa gloire.

 

Drame à la fête de Neuilly. En 1885, François Bidel au faîte de sa gloire, achète la Villa des Roses, à Asnières. Une superbe propriété à la grille dorée rehaussée de têtes de lions avec maison de gardien à gauche et les communs à droite. Notre homme n’avait pas pour autant envie de décrocher. Il avait beau avoir acquis la respectabilité de l’establishment, la passion était toujours là. Il hébergeait alors plus d’une centaine de pensionnaires et continuait de tourner avec eux sur les fêtes et foires de l’Hexagone. D’ailleurs, le 6 juillet 1886, un an après l’acquisition de sa villa d’Asnières qu’il s’apprêtait à inaugurer avec faste, il donnait une représentation à la fête de Neuilly.
Las… rien ne se passa comme prévu. Alors que le spectacle était sur le point de s’achever, Sultan, superbe lion de l’Atlas et principal acteur du programme, labourait de ses griffes Bidel tombé à terre après avoir perdu l’équilibre. Un Bidel sauvé par l’arrivée de deux dresseurs de son équipe et qui, une fois relevé trouva la force et le courage de se précipiter sur l’animal afin de le prendre à la gorge et éviter des blessures plus graves encore. Dans sa caravane, jouxtant la ménagerie, le médecin qui lui prodigua les premiers soins recensa près d’une vingtaine de blessures, à la nuque, au cou et aux épaules…

 

Création de l’Union Mutuelle. Il lui fallut mettre ses activités entre parenthèses. Contraint et forcé de rester à Asnières, face à Sultan qui, avec la lionne Saïda, trônaient sur de grands et beaux panneaux de Rosa Bonheur qui ornaient la salle de séjour de la Villa des Roses, Bidel jeta les bases d’un projet qui lui tenait  à cœur : réunir les membres de la corporation foraine au sein d’une vaste association de secours mutuel. Aussi bien pour les aider face aux difficultés rencontrées face à l’administration et aux autorités, qu’en cas de maladie, blessures ou accidents en tout genre. Ce fut l’Union Mutuelle (qu’il présidera pendant quelques années) et qui aura même son journal, « organe officiel de tous les industriels et artistes forains » dont le premier numéro sortit le 8 mai 1887.

Guéri, il reprit les rênes de sa ménagerie, et entra à nouveau dans la cage. Après une nouvelle expérience peu concluante au-delà des Pyrénées, il revint définitivement en France pour ne se consacrer qu’aux grandes foires. Le public parisien le retrouvant à la fête des Invalides, mais aussi à la foire au pain d’épices et à la fête de Neuilly. Idem en province où le public se réjouissait de sa présence. Il est vrai que l’arrivée sur le champ de foire de la Grande ménagerie Bidel était un événement. Nous étions loin du modeste entresort des débuts. A la fin du dix-neuvième siècle, son établissement faisait de 80 à 100 mètres de façade, hébergeant près d’une centaine de pensionnaires (lions, lionnes, tigres, panthères, ours, hyènes, loups…) présentés par une pléiade de dresseurs dont Bidel père et fils (année des débuts du fils alors âgé de 16 ans), dans une baraque parquetée, aux murs rehaussés de velours rouge, avec un orchestre d’une dizaine de musiciens, et Mme Bidel à la caisse !

 

Villa des Roses, à Asnières. En 1902, lors de la foire de Saint Quentin, il se blessait involontairement lors du montage de la ménagerie. Bilan : une jambe cassée et la gangrène qui s’en mêla… Il n’y eu pas d’autre solution que de l’amputer.

François Bidel compris alors qu’il ne pourrait plus faire son numéro en public. Qu’à cela ne tienne… il réaménagea sa ménagerie en ajoutant au programme des projections cinématographiques montrant les fauves dans leur milieu naturel, devenant « conférencier » du Grand Théâtre Zoologique Bidel.

La santé de sa femme déclinant, cette dernière restait à Asnières où, il la rejoignait de plus en plus souvent. Fatigué et usé par des années de tournées, diminué par ses blessures, il finit par s’y retirer à son tour en 1908 et y décéda le 24 décembre 1909.

Sa ménagerie fut dispersée quelques semaines plus tard, alors qu’il reposait au cimetière d’Asnières dans un tombeau sur lequel on peut lire « leo inter leones » (un lion parmi les lions), surnom que lui avait donné Victor Hugo …

 

Vente à l’encan. Début 1910 donc, son fils et sa fille qui ne souhaitaient pas poursuivre l’exploitation de la ménagerie familiale décidèrent de la vendre. La vente, précédée d’une exposition publique de deux jours, eut lieu à Asnières. Pour l’occasion, l’établissement, qui avait tourné sur la plupart des champs de foire de l’Hexagone, fut remonté sommairement sur la place de la mairie, et un catalogue donnant un CV complet des animaux fut même édité. Il comportait le détail de chaque entrée de cage.

Le jour dit, les acheteurs se pressaient devant les cages. Parmi eux, de nombreux belluaires et directeurs de ménageries : Franck Bostock, accompagné du dompteur français Joseph Gaillard qui lui servit de porte-parole pendant les enchères, mais aussi Auguste Laurent, ou encore Ferdinand Lambert du Modern’ Cirque. Le Comte de Champrobert  qui hébergeait quelques fauves dans une propriété du côté de Montmorency était également là, sans oublier les sculpteurs animaliers, Manuel de la Gandara et Charles Piot, ni le dessinateur Sem ou encore l’aviateur Santos Dumont.

Du beau monde annonciateur d’une belle vente aux enchères direz-vous ? Las… Ce furent des enchères sans passion menées à un rythme d’enfer, comme si chacun voulait en finir au plus tôt…

 

Une bien triste fin… La vente  démarra avec les animaux travaillant ensemble, suivie des animaux travaillant seuls, puis ceux ne travaillant pas, avant d’enchaîner sur la vente du matériel.

Tous les animaux vendus ce  jour-là furent présentés par les dompteurs de la ménagerie Bidel. Qu’il s’agisse de Blondel, Giovanni, ou Salvator. Salvator et Blondel abandonnèrent le métier une fois la vente terminée, alors que Giovanny continua à exercer ses talents chez Auguste Laurent, ménagerie où il resta pendant six ans avant d’être mortellement blessé par un lion.
La vente des animaux fut suivie de la vente du matériel. Si Bostock acheta la plupart des voitures cages, ainsi que les toiles, bâches, etc., les voitures d’habitation furent acquises par Ferdinand Lambert du Modern’ Cirque.

Beaucoup d’animaux et de matériel donc vendu ce jour-là, mais pour un montant dérisoire, inférieur à 20 000 francs de l’époque, soit moins de 60 000 euros ! Autant dire que la ménagerie-galerie zoologique qui avait été longtemps la plus grande et plus prestigieuse du dix-neuvième siècle et du tout début du vingtième siècle connut une bien triste fin !